BERLIN – Lorsque les États-Unis sont entrés dans la Seconde Guerre mondiale en décembre 1941, les correspondants américains en Allemagne ont quitté le pays. La plupart des journalistes avaient déjà vécu des années difficiles sous les nazis, et les grandes agences de photos étrangères étaient déjà parties, suite à la « loi sur les rédacteurs » de 1934, qui stipulait que seuls les aryens ayant fait preuve de fidélité au régime pourraient travailler en tant que journalistes.
Le département des photos de l’Associated Press, cependant, est resté, comme le révèle les documents d’archives récemment découverts par l’historienne allemande Harriet Scharnberg. L’AP a travaillé sous les auspices du ministère nazi de la Propagande et a employé des Allemands – parmi lesquels l’un des photographes les plus en vue des SS, Franz Roth.
La découverte a été publiée l’année dernière. Aujourd’hui, le chercheur allemand et membre du département d’Histoire de l’université de Vienne, Norman Domeier, a trouvé des documents qui révèlent l’ampleur de la coopération.
« Vous auriez pu penser qu’avec l’entrée des États-Unis dans la guerre, il y aurait une rupture finale », a déclaré Domeier. « Mais ce qui est surprenant, c’est qu’il n’y a pas eu de rupture. La société allemande de l’AP a continué à travailler, avec l’accord de son bureau de New York. Ils ont simplement continué ».
Entre 1941 et 1945 – lorsque les nazis ont systématiquement assassiné les Juifs d’Europe et que les États-Unis et l’Allemagne sont officiellement devenus des ennemis de la guerre – l’Associated Press et le régime allemand ont échangé des dizaines de milliers d’images.
C’était un accord qui donnait à l’agence de presse un avantage concurrentiel par rapport aux autres. Et les nazis ont utilisé les images qu’ils ont reçues d’outre-mer à des fins de propagande – Hitler lui-même les a régulièrement fait livrées dans son bureau, selon une lettre que Domeier a trouvée dans une archive américaine.
Le président allemand von Hindenburg, qui nomme Hitler chancelier en janvier 1933 et Adolf Hitler (Crédit : Archives fédérales allemandes)
Le président allemand von Hindenburg, qui nomme Hitler chancelier en janvier 1933 et Adolf Hitler (Crédit : Archives fédérales allemandes)
Dans la lettre de 40 pages, un ancien employé allemand de l’AP nommé Willy Brandt – à ne pas confondre avec le chancelier allemand – évoque cette coopération. Datée de 1946, elle a été adressée à l’ancien chef du bureau de Berlin de l’AP, Louis Paul Lochner.
Dans une tentative visant à s’innocenter, Brandt avoue qu’il y a eu un échange secret de photos avec son ancien patron. Brandt décrit le service spécial de presse photo intitulé « Buero Laux », organisé conjointement par le ministère des Affaires étrangères nazi et les SS, qui a repris l’ancienne agence de photo de l’AP et a absorbé ses employés.
Interrogé sur le « Buero Laux » par le Times of Israel, le directeur des relations avec les médias de l’Associated Press a répondu dans un courrier électronique que l’agence de photo de l’AP a été usurpée par les nazis et que « l’AP n’a pas coopéré avec le régime nazi ». Cette déclaration, cependant, a été infirmée par la preuve historique.
Adolf Hitler pendant les Jeux olympiques de Berlin, en août 1936. (Crédit : capture d'écran YouTube/British Pathé)
Adolf Hitler pendant les Jeux olympiques de Berlin, en août 1936. (Crédit : capture d’écran YouTube/British Pathé)
Dans sa lettre de 1946, Brandt a écrit qu’il s’est rendu à Stockholm deux fois pour rencontrer un correspondant de l’AP qu’il avait rencontré quand celui-ci avait travaillé dans les bureaux de l’AP de Berlin. Domeier souligne que l’agence de photo suédoise « Pressens Bild » a été utilisée pour camoufler l’échange de photos, envoyées par le biais de la Suède.
Du point de vue de l’AP, il n’y a aucun problème avec cet échange, ce qui, selon lui, était autorisé par le gouvernement américain.
Mais qui l’a autorisé et dans quelle mesure ? Était-ce Franklin D. Roosevelt lui-même ? Ce sont des questions qui, en attendant, restent sans réponse.
La couverture du livre de propagande antisémite nazi, « Juden in den USA » ou « Les Juifs aux Etats-Unis », qui contient des photos prises par l'AP. (Crédit : Scharnberg)
La couverture du livre de propagande antisémite nazi, « Juden in den USA » ou « Les Juifs aux Etats-Unis », qui contient des photos prises par l’AP. (Crédit : Scharnberg)
Comme l’AP l’a écrit au Times of Israel, « The Associated Press a soigneusement examiné les images qu’il a reçues et en a distribué une partie à ses clients dans le monde en fonction de leur actualité et de leur contexte, tout en rejetant la propagande. Les images, qui donnaient aux publics une vision de l’intérieur de l’Allemagne nazie et des pays occupés par les nazis, alors que la guerre faisait rage, ont été sous-titrées pour clairement indiquer leurs origines allemandes ».
Pourtant, les images sélectionnées pour l’échange, reflètent bien sûr le récit nazi des événements historiques. Ils ont été pris par des membres de la SS – ce qui n’est pas mentionné dans les légendes. Leur sélection pour publication dans la presse étrangère était un acte de propagande stratégique des nazis.
Dans sa lettre, Brandt cite le chef du département de photo, le lieutenant-colonel SS Helmut Laux : « compte tenu des circonstances existantes, c’est définitivement un avantage pour la cause allemande si une image allemande s’établie dans la presse étrangère neutre. (…) Nous proposons ces images à l’AP d’abord, contre lesquelles, elle nous enverra leur propre matériel ».
La recherche pour déterminer quelles images ont été utilisées par les deux côtés, où elles ont été publiées et leur provenance ne fait que commencer. Puisque Laux était le photographe personnel du ministre des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop, il semblerait que les photos des dirigeants nazis – en les dépeignant comme héros – se sont frayées un chemin et ont été publiées dans les journaux américains.
La couverture du photo-montage de 'Der Untermensch' ('Le sous humain'), une brochure SS de 52 pages où il y a des images prises par Associated Press (Crédit : Deutsches Historisches Museum, Berlin)
La couverture du photo-montage de ‘Der Untermensch’ (‘Le sous humain’), une brochure SS de 52 pages où il y a des images prises par Associated Press (Crédit : Deutsches Historisches Museum, Berlin)
De l’autre côté, par exemple, Domeier a trouvé une image AP publiée dans l’hebdomadaire allemand Berliner Illustrierte Zietung en 1942. Elle montre un défilé avec le drapeau allié à Alger après l’arrivée des troupes américaines en Afrique du Nord. L’original, toujours en vente dans les archives de l’AP aujourd’hui, comprend un drapeau britannique.
Dans la publication allemande de 1942, le drapeau britannique a été effacé afin de s’adapter à la légende qui dit : « Et ainsi la gloire de l’Angleterre passe » pour appuyer l’affirmation que l’Angleterre et la France cédaient face à un nouvel empire américain.
Norman-Domeier (Crédit : autorisation)
Norman-Domeier (Crédit : autorisation)
Comment l’échange de photos a-t-il contribué à façonner la vision publique des événements historiques ? Quels motifs sont montrés, et comment ? Et qu’est-ce qui est omis lorsque les dictateurs sont ceux qui déterminent le récit photographique ?
Alors que les historiens cherchent toujours à trouver des réponses concernant la période post-1941, Harriet Scharnberg de l’université Martin Luther a soutenu que la coopération de l’AP avec le régime hitlérien avant 1941 a permis aux nazis de « décrire une guerre d’extermination comme guerre conventionnelle ».
En outre, dans les années 1930, les nazis ont utilisé des photos AP pour leurs publications antisémites répandues. Dans « Les Juifs aux Etats-Unis », Associated Press est la première source pour les photos. Dans le livret de formation des SS « L’Untermensch » (« Le Sous humain »), l’AP est le troisième fournisseur de photos, et dans les « Quartiers juifs d’Europe » de Hans Hinkel, l’agence de presse apparaît comme le deuxième fournisseur.
À l’heure actuelle, l’AP travaille pour mettre en place une revue des opérations de l’entreprise pendant l’ère nazie. Aucune réponse n’a été donnée à la question de savoir si l’AP ouvrira complètement ses archives à des chercheurs indépendants.